La guerre de Ciudalia contre l'empire ressinien est gagnée. Les combats en mer ont été remportés par l'audacieux patrice Bucefale Mastiggia, qui rentre triomphant à Ciudalia avec à son bord Benvenuto Gesufal, l'homme de main du Podestat Leonide Ducatore. S'il n'a pas le pied marin, Benvenuto n'est cependant pas là pour son agrément: son employeur l'a chargé d'une mission discrète qui risque de bouleverser profondément la politique de Ciudalia...
J'avais déjà été charmée dans Janua Vera par le style de Jaworski, qui parvenait à donner des voix et des tons très différents à chacune de ses nouvelles et chacun de ses personnages, tout en nous offrant une écriture parfaitement travaillée et ciselée dans ses moindres détails. Et si j'étais ressortie complètement conquise par les nouvelles, je craignais cependant que ce style si bien tourné ne finisse, dans un roman de plus de 900 pages, par devenir un peu lourd. Heureusement, il n'en est rien! Et la verve de Benvenuto, narrateur du roman, y est sans doute pour beaucoup.
En entremêlant aussi bien un parler cru, parfois vulgaire, à une expression vive, dynamique, des phrases très rythmées et un vocabulaire plus recherché, Jaworski parvient à rendre son récit entraînant, parvenant même à moduler ce rythme en fonction des situations. Le résultat est que l'on vit littéralement le texte, enfilant des phrases brèves et saccadées à toute vitesse lorsque le héros est plongé dans l'action, puis des réflexions plus développées, plus introspectives, quand il est livré à lui-même, en passant par toute une gamme d'émotions diverses et variées, et toujours impeccablement retranscrites.
Pourtant, Benvenuto est un infâme personnage, un assassin sans scrupule, qui se préoccupe plus de sa sauvegarde personnelle que de faire ce qui est juste, et n'hésite pas à accomplir des choses parfaitement méprisables. Mais le fait de partager ses pensées, de se laisser porter par son discours de canaille, de savoir pourquoi il fait ce qu'il fait et connaître ses sentiments, ses doutes, ses hésitations, ses angoisses, nous le rend incroyablement, et inexplicablement, attachant. Car malgré ses défauts, Benvenuto est avant tout un personnage profondément humain, la vie chevillée au corps, impulsif et souvent tiraillé entre des sentiments contradictoires. Ancien soldat, malgré tout esthète, et très talentueux dans son domaine (celui des assassins, mais pas seulement...) il est aussi hanté par un passé qu'il s'est efforcé de refouler et qui resurgit parfois sans qu'on l'attende.
Sans se lancer dans de grandes considérations autobiographiques, Benvenuto distille dans son récit des indices qui nous permettent de reconstituer dans les grandes lignes ce passé qu'il tente tant bien que mal de laisser aux oubliettes. Mais comme le personnage est par nature discret, il n'évoque cette histoire personnelle que par touches, par allusions, et si l'on en apprend tout de même pas mal sur son passé et ses parents, il continue tout de même de planer autour de lui des questions qui restent sans réponse et cela ajouté à l'espèce de réticence qu'il éprouve à parler de lui-même le rend finalement assez attachant.
Le contexte du récit est celui d'un univers de fantasy qui présente malgré tout une ressemblance voulue avec l'Empire ottoman (l'empire ressinien ici) et l'Italie de la Renaissance, pour Ciudalia. On assiste donc ici, avec plus d'évidence que dans Janua Vera, au mélange entre un univers d'inspiration clairement historique et des éléments de fantasy qui s'insèrent naturellement dans le récit et malgré tout, par leur relative rareté, deviennent objet d'émerveillement même dans le cadre de Ciudalia. Les elfes ici, notamment, ne paraissent pas comme un cliché du genre, mais comme une espèce à part, totalement nouvelle, que l'on cherche à connaître mais qui nous échappe. La magie est également une pratique mystérieuse, dont notre héros se méfie beaucoup, et dont les mystères ne nous sont pas révélés ici, même si Benvenuto parvient plus ou moins à lever de temps en temps un coin du voile.
Concernant l'intrigue elle même, le titre du livre est à lui seul très évocateur: la guerre est gagnée sur le plan militaire, mais le tout est de savoir que faire de sa victoire. On voit donc s'affronter deux partis à Ciudalia, les partisans d'une reprise des hostilités, peu enclins à traiter avec l'ennemi ressinien, et le parti de l'employeur de Benvenuto, Leonide Ducatore, qui compte bien utiliser à son profit tous les ressorts de la politique ciudalienne. Ce qui se joue ici est donc une partie serrée, finement calculée par des personnages de haut rang dénués de tout scrupule,et dont les premières victimes sont souvent les personnages honnêtes et droits. Cela m'a un peu rappelé Le Trône de Fer où il est impossible de gagner à moins de se monter aussi retors que les autres.
Mais l'univers de Ciudalia est en apparence plus raffiné que celui de Westeros, et les coups les plus sordides se font sous couverture de bonne société, ce qui rend toute cette atmosphère de conspiration et d'intrigue politiques encore plus décalée et en même temps fascinante, avec toutes les machinations d'importance qui se trament entre les puissants. Leonide Ducatore, particulièrement, dont on connaît les manœuvres par l'intermédiaire de Benvenuto est un personnage à la fois détestable par son côté manipulateur, calculateur et finalement assez froid, mais on ne peut s'empêcher d'être subjugué par ce personnage et le talent qu'il déploie pour embobiner le monde, déplaçant ses pièces avec minutie sur l'échiquier politique en prévoyant ses coups longtemps à l'avance et avec une acuité redoutable. Il a notamment un talent pour mettre l'art au service de sa politique qui montre avec quel soin il planifie sa montée vers le pouvoir dans les moindres détails.
Mon passage préféré du livre est peut-être bizarrement celui où il se passe le moins de choses, c'est à dire le séjour à Bourg-Preux de Benvenuto en cavale, où il fait la connaissance d'Annoeth et Eirin. Pour moi qui ne suis pas une grande accro des elfes en général, j'ai retrouvé chez ces deux personnages très dissemblables ce qui m'avait déjà plu chez l'elfe du conte de Suzelle dans Janua Vera, cette impression que ces créatures glissent dans le temps, ce mélange un peu hypnotisant d'insouciance, de détachement presque frivole, et malgré tout d'une gravité et d'une pénétration qui se dévoile par touches aux moments les plus inattendus. Ces deux personnages, très semblables et pourtant parfaitement différents ont été un de mes coups de cœur de ce livre, notamment parce que l'écriture de Jaworski parvient, aussi bien dans la narration du point de vue de Benvenuto que dans les dialogues un peu chantants des personnages eux mêmes, à retranscrire cette espèce d'aura séductrice qui émane d'eux. On se laisse charmer dès la première évocation, et l'on regrette de les quitter à la fin, d'autant plus que leur apparition est finalement assez brève, sur l'ensemble du roman, et semble un peu comme une parenthèse au milieu des intrigues dans lesquelles baigne Benvenuto.
Enfin, ce qui est le plus frustrant ici, c'est que la fin est très ouverte et semble appeler une suite, qui n'a malheureusement pas l'air d'être prévue. Pourtant, il resterait des montagnes de choses à dire de Benvenuto, de Ciudalia, de personnages qui croisent le chemin de Benvenuto, plus ou moins brièvement, mais dont on ne sait que ce que notre héros en sait lui même ou ce qu'il veut bien nous en montrer (je pense particulièrement au sapientissime Sassanos, à Eirin et Annoeth, à Leonide Ducatore lui-même et énormément d'autres personnages qui passent et disparaissent tout au long du livre). J'espère voir un jour la suite de ce roman qui a été un véritable coup de cœur, et qui, malgré ses quelques 900 pages, m'a laissé à la fin un petit goût de trop peu. J'aurais bien passé encore quelques temps en compagnie de don Benvenuto!
En entremêlant aussi bien un parler cru, parfois vulgaire, à une expression vive, dynamique, des phrases très rythmées et un vocabulaire plus recherché, Jaworski parvient à rendre son récit entraînant, parvenant même à moduler ce rythme en fonction des situations. Le résultat est que l'on vit littéralement le texte, enfilant des phrases brèves et saccadées à toute vitesse lorsque le héros est plongé dans l'action, puis des réflexions plus développées, plus introspectives, quand il est livré à lui-même, en passant par toute une gamme d'émotions diverses et variées, et toujours impeccablement retranscrites.
Pourtant, Benvenuto est un infâme personnage, un assassin sans scrupule, qui se préoccupe plus de sa sauvegarde personnelle que de faire ce qui est juste, et n'hésite pas à accomplir des choses parfaitement méprisables. Mais le fait de partager ses pensées, de se laisser porter par son discours de canaille, de savoir pourquoi il fait ce qu'il fait et connaître ses sentiments, ses doutes, ses hésitations, ses angoisses, nous le rend incroyablement, et inexplicablement, attachant. Car malgré ses défauts, Benvenuto est avant tout un personnage profondément humain, la vie chevillée au corps, impulsif et souvent tiraillé entre des sentiments contradictoires. Ancien soldat, malgré tout esthète, et très talentueux dans son domaine (celui des assassins, mais pas seulement...) il est aussi hanté par un passé qu'il s'est efforcé de refouler et qui resurgit parfois sans qu'on l'attende.
Sans se lancer dans de grandes considérations autobiographiques, Benvenuto distille dans son récit des indices qui nous permettent de reconstituer dans les grandes lignes ce passé qu'il tente tant bien que mal de laisser aux oubliettes. Mais comme le personnage est par nature discret, il n'évoque cette histoire personnelle que par touches, par allusions, et si l'on en apprend tout de même pas mal sur son passé et ses parents, il continue tout de même de planer autour de lui des questions qui restent sans réponse et cela ajouté à l'espèce de réticence qu'il éprouve à parler de lui-même le rend finalement assez attachant.
Le contexte du récit est celui d'un univers de fantasy qui présente malgré tout une ressemblance voulue avec l'Empire ottoman (l'empire ressinien ici) et l'Italie de la Renaissance, pour Ciudalia. On assiste donc ici, avec plus d'évidence que dans Janua Vera, au mélange entre un univers d'inspiration clairement historique et des éléments de fantasy qui s'insèrent naturellement dans le récit et malgré tout, par leur relative rareté, deviennent objet d'émerveillement même dans le cadre de Ciudalia. Les elfes ici, notamment, ne paraissent pas comme un cliché du genre, mais comme une espèce à part, totalement nouvelle, que l'on cherche à connaître mais qui nous échappe. La magie est également une pratique mystérieuse, dont notre héros se méfie beaucoup, et dont les mystères ne nous sont pas révélés ici, même si Benvenuto parvient plus ou moins à lever de temps en temps un coin du voile.
Concernant l'intrigue elle même, le titre du livre est à lui seul très évocateur: la guerre est gagnée sur le plan militaire, mais le tout est de savoir que faire de sa victoire. On voit donc s'affronter deux partis à Ciudalia, les partisans d'une reprise des hostilités, peu enclins à traiter avec l'ennemi ressinien, et le parti de l'employeur de Benvenuto, Leonide Ducatore, qui compte bien utiliser à son profit tous les ressorts de la politique ciudalienne. Ce qui se joue ici est donc une partie serrée, finement calculée par des personnages de haut rang dénués de tout scrupule,et dont les premières victimes sont souvent les personnages honnêtes et droits. Cela m'a un peu rappelé Le Trône de Fer où il est impossible de gagner à moins de se monter aussi retors que les autres.
Mais l'univers de Ciudalia est en apparence plus raffiné que celui de Westeros, et les coups les plus sordides se font sous couverture de bonne société, ce qui rend toute cette atmosphère de conspiration et d'intrigue politiques encore plus décalée et en même temps fascinante, avec toutes les machinations d'importance qui se trament entre les puissants. Leonide Ducatore, particulièrement, dont on connaît les manœuvres par l'intermédiaire de Benvenuto est un personnage à la fois détestable par son côté manipulateur, calculateur et finalement assez froid, mais on ne peut s'empêcher d'être subjugué par ce personnage et le talent qu'il déploie pour embobiner le monde, déplaçant ses pièces avec minutie sur l'échiquier politique en prévoyant ses coups longtemps à l'avance et avec une acuité redoutable. Il a notamment un talent pour mettre l'art au service de sa politique qui montre avec quel soin il planifie sa montée vers le pouvoir dans les moindres détails.
Mon passage préféré du livre est peut-être bizarrement celui où il se passe le moins de choses, c'est à dire le séjour à Bourg-Preux de Benvenuto en cavale, où il fait la connaissance d'Annoeth et Eirin. Pour moi qui ne suis pas une grande accro des elfes en général, j'ai retrouvé chez ces deux personnages très dissemblables ce qui m'avait déjà plu chez l'elfe du conte de Suzelle dans Janua Vera, cette impression que ces créatures glissent dans le temps, ce mélange un peu hypnotisant d'insouciance, de détachement presque frivole, et malgré tout d'une gravité et d'une pénétration qui se dévoile par touches aux moments les plus inattendus. Ces deux personnages, très semblables et pourtant parfaitement différents ont été un de mes coups de cœur de ce livre, notamment parce que l'écriture de Jaworski parvient, aussi bien dans la narration du point de vue de Benvenuto que dans les dialogues un peu chantants des personnages eux mêmes, à retranscrire cette espèce d'aura séductrice qui émane d'eux. On se laisse charmer dès la première évocation, et l'on regrette de les quitter à la fin, d'autant plus que leur apparition est finalement assez brève, sur l'ensemble du roman, et semble un peu comme une parenthèse au milieu des intrigues dans lesquelles baigne Benvenuto.
Enfin, ce qui est le plus frustrant ici, c'est que la fin est très ouverte et semble appeler une suite, qui n'a malheureusement pas l'air d'être prévue. Pourtant, il resterait des montagnes de choses à dire de Benvenuto, de Ciudalia, de personnages qui croisent le chemin de Benvenuto, plus ou moins brièvement, mais dont on ne sait que ce que notre héros en sait lui même ou ce qu'il veut bien nous en montrer (je pense particulièrement au sapientissime Sassanos, à Eirin et Annoeth, à Leonide Ducatore lui-même et énormément d'autres personnages qui passent et disparaissent tout au long du livre). J'espère voir un jour la suite de ce roman qui a été un véritable coup de cœur, et qui, malgré ses quelques 900 pages, m'a laissé à la fin un petit goût de trop peu. J'aurais bien passé encore quelques temps en compagnie de don Benvenuto!
Lu dans le cadre du challenge ABC - Littératures de l'Imaginaire
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