lundi 10 mars 2014

Mémoires d'Hadrien - Marguerite Yourcenar


En imaginant les Mémoires d'un grand empereur romain, l'auteur a voulu "refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors". Jugeant sans complaisance sa vie d'homme et son oeuvre politique, Hadrien n'ignore pas que Rome, malgré sa grandeur, finira un jour par périr, mais son réalisme romain et son humanisme hérité des Grecs lui font sentir l'importance de penser et de servir jusqu'au bout.

Après en avoir entendu énormément de bien (notamment de la part de Marmotte, qui me parle de ce livre à peu près depuis que l'on se connaît, et ça commence à faire quelques années) je me suis enfin décidée à me lancer dans ce livre qui me faisait depuis longtemps envie (Lettres Classiques, mes amours) et en même temps un peu peur, du fait de sa densité et de sa richesse. Au final, je ressors enchantée de ma lecture, et sous le charme de l'écriture de Marguerite Yourcenar.

Je dois avouer qu'au cours de ma lecture, je me suis surprise à de nombreuses reprises à oublier que cette autobiographie était fictive, tant l'auteur a réussi à capturer la psychologie de son personnage, lui prêtant certes des idées de visionnaire, tout en ancrant ses manières de penser dans celles de son époque. On assiste donc à un balancement subtil entre les pensées d'un empereur Romain du début du IIe siècle et une certaine portée universelle dans les idées qui fait qu'un lecteur d'aujourd'hui peut très facilement se laisser toucher par les réflexions du personnage.

Des réflexions qui balayent des sujets aussi divers que la vie, l'amour, le bonheur, ou encore, et peut-être surtout, la mort. Se sachant condamné, l'empereur romain porte un regard lucide sur ce qu'a été sa vie et ne cache rien des erreurs, des doutes, des regrets qui l'ont traversée. Certes, ils s'agit de mémoires, qui retracent donc la vie de l'empereur depuis son enfance, jusqu'à la fin de son règne, mais elles sont aussi l'occasion d'une analyse rétrospective des sentiments, des valeurs, des actions qui ont parcouru la vie de l'empereur, et qui ont guidé son règne.

J'ai particulièrement été touchée par toute la partie concernant Antinoüs, qui est un personnage qui me fascine déjà pour lui-même : ce favori de l'empereur qui a finalement été élevé au rang de divinité, qui a eu des monnaies à son effigie, une ville à son nom et auquel a été rendu un véritable culte dans toute une partie de la Grèce m'a interpellée dès le début, lorsque j'ai eu à l'étudier en cours. Mais le livre ici permet de jeter sur le personnage une lumière très différente, de montrer que tous les efforts du prince pour rendre immortel le souvenir du jeune homme ne sont finalement que de pâles tentatives de lutter contre le sort, et contre la mort.

Atinoüs, qui occupe de façon plus ou moins transparente une bonne partie des mémoires, que ce soit par simples allusions au début, ou ensuite par les multiples références qu'y fait Hadrien tout au long du texte, inspire à l'empereur - ou à l'auteur, on ne sait plus vraiment - de très belles réflexions sur l'immortalité de l'âme, sur la peur de la vieillesse et de la déchéance, sur la fuite du souvenir et les tentatives désespérées de retenir et de fixer l'image du défunt pour essayer de lui donner un simulacre d'immortalité. Car malgré tout, l'empereur reste, sur ce sujet comme sur le reste, très lucide, et parfois un peu désabusé.

Sur la base des faits historiques, Marguerite Yourcenar nous livre ici le portrait poignant d'un prince visionnaire, cultivé, philosophe, qui jette sur sa vie un dernier regard qui pourrait paraître mélancolique, mais ne l'est pas tant que ça finalement. Hadrien ne boude pas ses bonheurs, ses plaisirs ou ses belles rencontres, ne s'apitoie pas inutilement sur ses malheurs et ses échecs mais tâche plutôt d'y porter un regard éclairé, et de faire la somme de ce qui a fait de lui ce qu'il est, au moment de quitter la scène. L'adresse de ces mémoires à Marc-Aurèle n'est pas innocente. En s'adressant à un jeune, futur empereur, Hadrien lui laisse en quelque sorte un héritage, qu'il ne présente ni comme un exemple, ni comme une confession, mais plutôt comme une réflexion, par nature inachevée, sur ce qu'est la vie d'un homme et les doutes auxquels tout un chacun doit faire face.

En bref, la plume simple et élégante de Marguerite Yourcenar parvient à merveille à nous faire entrer dans les pensées de l'empereur, suivre son cheminement, ses réflexions, d'autant plus facilement que ce sont des réflexions à portée universelles, dans lesquelles chacun peut se reconnaître. Tout en prêtant à son personnage une pensée somme toute assez moderne, elle parvient cependant à lui conférer une certaine rigueur antique qui crédibilise d'autant plus le personnage de l'empereur, romain, certes, mais surtout cosmopolite. Finalement, on oublie assez vite que l'on a affaire à une autobiographie fictive, et on laisse avec plaisir l'auteur s'effacer devant son illustre personnage. C'est finalement un très beau livre, écrit de main de maître, qui mérite certainement une (voire plusieurs) relecture, pour en apprécier toutes les subtilités.


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