samedi 26 octobre 2013

Du domaine des Murmures - Carole Martinez


En 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, la jeune Esclarmonde refuse de dire "oui". Contre la décision de son père, le seigneur du domaine des Murmures, elle s'offre à Dieu et exige de vivre emmurée jusqu'à sa mort. Elle ne se doute pas de ce qu'elle entraîne dans sa tombe, ni du voyage que sera sa réclusion... Loin de gagner la solitude, la voici bientôt témoin de son siècle, inspirant pèlerins et croisés jusqu'en Terre sainte. Aujourd'hui encore, son fantôme murmure son fabuleux destin à qui sait tendre l'oreille.

Voilà un roman assez particulier dont j'ai entendu beaucoup de bien, et qui me faisait furieusement envie depuis un moment, malgré les difficultés que j'éprouve souvent à lire des romans contemporains. Une réticence que j'ai à tort, car lorsque je m'y risque, je fais finalement assez souvent de très belles découvertes, comme celle-ci, un roman que j'ai trouvé bouleversant, très fort et en même temps raconté avec beaucoup de finesse et poésie.

La forme du récit est en elle même à la fois classique, mais avec une situation d'énonciation assez originale. La narratrice est Esclarmonde, aucun doute à ce sujet, mais on ignore ce qui la pousse à s'adresser au lecteur, la manière dont elle communique, il n'y a justement pas de réelle situation d'énonciation. Cette donnée du texte est assez floue, et donne bien l'impression d'un Murmure, de l'histoire d'une vie susurrée à l'oreille par le fantôme de cette jeune femme prisonnier des pierres du château qu'elle nous présente dès les premières pages comme un lieu de conte de fées. La description de ce château perdu en pleine forêt m'a vraiment donné l'impression d'un lieu imprégné de mysticisme, de magie, presque comme un château de la Belle au Bois Dormant, et cela plante dès le début un décor très particulier pour ce récit qui démarre comme un roman historique mais va peu à peu se mâtiner d'une pointe de fantastique.

L'écriture de Carole Martinez est très belle, très poétique et rythmée, et elle donne souvent envie de lire le texte à haute voix pour en apprécier les sonorités. Malgré tout, le roman en lui même alterne entre des tons très différents, parfois des scènes très belles, très douces ou passionnées, comme les moments de tendresse entre Esclarmonde et Elzéar, ou même les moments d'extase que connaît la jeune femme au début de sa réclusion, et d'autres violents, allant jusqu'à la cruauté, qui prennent le pas au fur et à mesure que l'on avance dans le livre : la scène du viol au tout début du livre n'en est qu'un exemple, les mutilations infligées ou auto-infligées par certains personnages tout au long du récit et même l'enfermement d'Esclarmonde, au début vécu par la jeune femme comme un accomplissement, et qui perd peu à peu de son sens, finissant par mener cette dernière au bord de la folie.

En l'espace d'un roman finalement assez court, Carole Martinez parvient à dépeindre de façon à la fois subtile et en même temps assez violente l'histoire d'une jeune femme qui, du fond de sa tombe, parvient à jouer un rôle crucial, à avoir une influence plus grande sur l'histoire de son siècle qu'elle n'en aurait eu en suivant la voie tracée pour elle. En entendant les paroles des pèlerins, et par leur biais, ceux des autres emmurées, en devenant du fond de son caveau, une inspiration pour les croyants et l'équivalent d'une sainte, d'autant plus après la naissance d'Elzéar qui semble miraculeuse, elle acquiert un statut et une force qui la rendent presque dangereuse, et qui finalement lui donnent une véritable emprise sur les esprits et les décisions des autres.

Ainsi, au delà du sacrifice consenti par Esclarmonde, on ne peut s'empêcher de se demander, comme d'autres personnages, s'il n'y a pas une part d'ambition dans la démarche, si finalement la réclusion n'est pas un moyen paradoxal pour la jeune fille de gagner sa liberté et d'avoir une véritable existence, un véritable pouvoir. Cette impression est d'autant plus renforcée par le fait que le lecteur connaît dès le départ la vérité sur l'événement crucial qui va faire la renommée d'Esclarmonde: la naissance d'Elzéar après son enfermement, et l'assimilation de l'enfant et de sa mère au Christ et à la Vierge, par un terrible concours de circonstances qui conduit Esclarmonde à faire preuve malgré elle d'une terrible hypocrisie.

Il y a une évolution qui se fait très bien sentir à ce niveau, entre la conviction inébranlable d'Esclarmonde au début du roman, et sa quasi béatitude durant les premiers moments de sa réclusion, puis la naissance d'Elzéar et sa prise de conscience de ce que son enfermement l'oblige à laisser derrière elle, jusqu'à ce qui s'apparente finalement à une lente descente aux enfers. Et malgré tout, il y a sans arrêt un va-et-vient entre une réalité un peu sordide et des manifestations, sinon divines, du moins fantastiques ou miraculeuses.

Au final, il est impossible de juger Esclarmonde, de savoir si elle a pris ou non la bonne décision, car les moments d'élévation contrebalancent sans arrêt les éléments les plus terre à terre (Esclarmonde est assimilée à une sainte, et son fils au Christ, mais le lecteur sait très bien que ce dernier est le fruit d'un viol et qu'Esclarmonde ment par omission à son sujet. Malgré tout la réclusion d'Esclarmonde semble avoir un lien avec le fait que plus personne ne meurt aux Murmures et la nouvelle prospérité des paysans. Sans compter les « pouvoirs » étranges prêtés aux mains percées d'Elzéar...) L'auteur prend un malin plaisir à nous laisser dans le flou à ce sujet, à mi-chemin entre l'historique et le fantastique sans jamais réellement choisir. Le Domaine des Murmures se fait peu à peu le théâtre d'un conte cruel et sombre, dont la fin brutale ramène la narratrice au point de départ, celui d'un murmure, d'une histoire oubliée que son esprit prisonnier des pierres raconte aux voyageurs égarés.

Bref, c'est une très belle découverte que ce livre, un roman écrit d'une plume poétique, toute en finesse, qui dépeint pourtant des transports et des passions avec une grande force et parvient à mêler histoire, mystique religieux et fantastique de façon très juste et très bien dosée, tout en décrivant avec subtilité les états d'âmes de la jeune emmurée, de ses convictions premières jusqu'à sa chute. Le cœur cousu du même auteur m'attends dans ma PAL, et cette première rencontre avec l'écriture de Carole Martinez me donne très envie de poursuivre la découverte.

2 commentaires:

  1. Ce livre est un coup de coeur pour moi. J' ai aussi beaucoup aimé comment l'auteur explique la naissance des légendes ainsi que sa vision de la maternité.

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  2. Ton billet est excellent. Maintenant, j'ai de plus en plus envie de découvrir cet ouvrage.

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